« J’ai eu pour époux un amant passionné ou un juge sévère, jamais un mari-ami comme j’en aurai rêvé toute ma vie. »
Le couple Tolstoï en Crimée (1902)
* Pour le premier des dix billets consacrés à ce livre, cliquer ICI.
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« J’ai eu pour époux un amant passionné ou un juge sévère, jamais un mari-ami comme j’en aurai rêvé toute ma vie. »
Le couple Tolstoï en Crimée (1902)
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Ma vie de Sofia Tolstoï, suite & fin
La seule consolation de Sofia, désespérée sans leur petit Vanetchka, vient de l’arrivée du musicien Taneïev à Iasnaïa Poliana, où il loue un pavillon pour soigner son enfant malade au calme. Il joue du piano, fait des parties d’échecs avec Tolstoï. Le fils aîné, Serioja, se marie alors avec une jeune femme qui ne fait pas bonne impression à ses parents. L’écrivain se met à Résurrection mais refuse que Sofia recopie, confie cette tâche à d’autres. Taneïev joue du piano pour sa fête : « La musique était la seule chose qui me sauvait du désespoir. »
Le désaccord entre les époux Tolstoï s’amplifie quand Sofia, en nettoyant le bureau, fait tomber la clé d’un tiroir où son mari enferme son Journal intime. Elle y découvre tant de reproches à son propos qu’elle lui demande, par lettre, de supprimer ces paroles méchantes qui nuiront un jour à sa réputation. Comme l'a dit leur ami le poète Fet, Tolstoï reconnaît que « chaque mari a la femme dont il a besoin » et accepte de le faire.
Dès l’année 1896, Sofia Tolstoï avertit ses lecteurs du manque de matériaux dont elle dispose pour raconter une vie « globalement heureuse ». Sa chronique des petites et grandes choses continue : patinoire dans le jardin, mariage décevant de Macha avec Kolia Obolenski qu’ils avaient recueilli mais qu'ils jugent paresseux. Dans l'ensemble, Sofia déteste les tolstoïens oisifs, des parasites, mais intervient en faveur d’une femme médecin emprisonnée pour avoir des œuvres interdites de Tolstoï en sa possession. Et voilà, à sa grande surprise, qu’elle découvre la jalousie de son mari pour Taneïev, le musicien qui leur rend si souvent visite, un homme débonnaire qui n’en soupçonne rien. Tolstoï travaille alors à Hadji Mourat.
La femme de Serioja, enceinte, le quitte. Tolstoï se réfugie de plus en plus souvent chez leurs amis Olsoufiev. Sofia finit par comprendre que, sans elle, il peut vivre plus pleinement, « sans être responsable des pensées et principes de vie qu’il prêchait. » Là-bas, il prend part aux activités joyeuses, en toute simplicité. Rentré chez lui, il brise la serrure du bureau de sa femme à la recherche d’écrits intimes, sans en trouver, elle a abandonné son Journal personnel depuis des années.
Le 8 juillet 1897, il lui écrit une terrible lettre pour annoncer qu’il veut partir ; ainsi leur mode de vie ne le tourmentera plus, il vivra dans la tranquillité, en vieil ermite, lui qui n’est plus nécessaire à la maison. Il lui exprime aussi amour et reconnaissance. Cette lettre, sa femme ne la lira qu’après sa mort, Tolstoï l’avait confiée à Obolenski. En fait, ils ont encore vécu ensemble treize ans.
Tolstoï souffre beaucoup de voir ses filles chéries s’en aller. Désormais, il confie ses Journaux intimes à Tchertkov. A Moscou, Sofia prend des cours de piano, va au concert. En lisant la vie de Beethoven, elle comprend mieux les tourments de son mari, la solitude nécessaire au génie. Mais qu’il refuse de rentrer à Moscou avec elle la met chaque fois au désespoir.
Il s’y rend tout de même pour publier Qu’est-ce que l’art ? Le voilà jaloux, à présent, du comte Olsoufiev qui passe pour le « chevalier servant » de son épouse ! « Il lui fallait une femme, mais passive, bien portante, privée de parole et de volonté. » Sofia Tolstoï va plus loin : « Personne ne comprendra et peut-être ne croira que quand je suis vivante, c’est-à-dire quand je fais de la musique, lis, peins ou m’intéresse aux gens qui le méritent, mon mari est malheureux, inquiet et en colère. Mais quand je lui couds des blouses, recopie ses textes, accomplis toute une série de corvées et me fane doucement et tristement, mon mari est tranquille, heureux et même gai. Et voilà ce qui me brise le cœur ! »
Pour les 70 ans de Tolstoï, tous les enfants sont présents, et de très nombreux visiteurs. Taneïev, « l’expression ultime, suprême de la musique », aux dires de Tolstoï lui-même, leur offre un magnifique concert. La musique est pour Sofia l’art supérieur : « Il reste toujours en elle une part de rêve, elle ne mène pas son idée à son terme, tandis que dans un tableau ou dans une œuvre littéraire, tout est clair et énoncé jusqu’au bout. »
La chronique familiale continue, les joies et les peines. Sofia n’aime pas Résurrection parce que son héroïne est une prostituée et que cela lui rappelle le passé de son époux. Elle constate l’incompréhension de ses enfants pour sa vie intérieure et cela la consterne, mais seul importe, leur écrit-elle, son amour pour leur père et pour eux – « tout le reste est peu important et éphémère. »
Leur santé chancelle, Sofia doit garder le lit à cause de problèmes cardiaques. Quand elle va mieux, elle se passionne aussi pour la photographie – elle laissera plus de huit cents négatifs de la vie des siens. Tania doit se faire opérer des sinus, à plusieurs reprises. Tolstoï souffre de l’estomac et du foie, il a des crises fréquentes. Régulièrement, Sofia aime plante des arbres, à Iasnaïa Poliana ou à Moscou, dont le jardin accueille des arbustes ramenés de la campagne.
Le mariage de Tania à trente-cinq ans « en simple robe grise » les fait beaucoup pleurer tous les deux. En 1900, le jeune Chaliapine vient chanter pour Tolstoï. Sofia s’occupe de son côté d’un asile pour enfants abandonnés. Le grand-duc Constantin la tient en grande estime, elle qui fut « l’étoile et la rose » du poète Fet, comme il l’a deviné. Nouveaux tourments maternels : les fausses couches de ses filles Tania et Macha. Celle-ci en mourra même et Tania aura sept bébés mort-nés mais une petite Tania qui survivra.
Parmi les visiteurs de Tolstoï, dont certains viennent de très loin uniquement pour le rencontrer, il y a d'autres écrivains russes : Gorki, Pasternak. Tchekhov lui rendra visite en Crimée, pendant leur long séjour au bord de la mer pour la santé de Tolstoï lui aussi souffrant du cœur.
Ne disposant pas d’assez de matériaux sur les dernières années de la vie de Tolstoï – les écrits intimes de l’écrivain appartenant à sa fille Sacha – la comtesse Tolstoï interrompt Ma vie à la fin de 1901. Frustration. Les Editions des Syrtes fournissent à la fin de ce gros livre publié en collaboration avec le musée d'Etat Lev Tolstoï de Moscou, traduit du russe par Luba Jurgenson et Maria-Luisa Bonaque, un Index des noms propres d'une quarantaine de pages.
A sa fille Tania, Sofia Tolstoï avait écrit : « j’ai désiré avoir ma propre vie, chose que je n’avais pas eue auparavant, et j’y ai réussi. »
« Tout appartient de plus en plus au passé. La vie ressemble à un buisson fleuri ou à un pommier chargé de pommes : fleurs et fruits tombent, peu à peu l’arbre se dénude et finit par se dessécher complètement. »
Ma vie de Sofia Tolstoï (suite)
Sa vie avec Tolstoï ? « Nous vivions ensemble séparément », dira celle qu'il appelle « Sonia » dans les quelque neuf cents lettres à sa femme conservées et publiées. En 1891, Sofia Tolstoï prend conscience de l’éloignement entre sa fille Macha et elle, « irrémédiablement étrangères l’une à l’autre ». Elle manque de temps pour tout, s’occupe de leurs propriétés. Un article dénonce le « pharisaïsme » de Tolstoï : il incite à tout donner mais laisse sa femme faire commerce de ses droits d’auteur. Le comte décide de partager ses biens entre les membres de sa famille.
Sofia s’étonne du rejet de Tolstoï envers l’art et la musique dans ses écrits « alors qu’il les aimait aussi passionnément. » Tous deux trouvent la vie à la campagne « bien plus attirante, simple et facile ». Ils apprécient d’y vivre au printemps avec leurs neuf enfants. Sofia souffre d’être un « instrument sexuel » pour son mari qui ne lui montre pas d’amour par ailleurs.
Elle se rend à Saint-Pétersbourg dans l’espoir d’intégrer La sonate à Kreutzer aux œuvres complètes : Elena Cheremetiev lui a obtenu d’être reçue par le tsar. Elle espère ainsi démentir l’image de victime qu’on lui attribue depuis la publication de ce récit. Au Palais Anitchkov, le tsar, très aimable, évoque l’influence de Tolstoï sur le peuple et sur la jeunesse ; elle défend son enseignement basé sur les valeurs évangéliques, sans menace pour l’ordre public. Quand elle demande au tsar de lire lui-même les œuvres de l’écrivain en premier pour en juger, et non le comité de censure, il lui répond favorablement, lève la censure sur La Sonate à Kreutzer. Dans la foulée, elle est reçue par l’impératrice Maria qui l’accueille en français. C’est un succès. Le tsar l’a jugée « sincère, droite et sympathique ».
A Iasnaïa Poliana, le partage des biens soulève des discussions, Macha renonce à sa part, mais sa mère la préserve et pourra la lui donner plus tard, quand elle en aura besoin. Tolstoï rédige Les carnets d’une mère. L’ambiance est négative, on se querelle sur le régime végétarien, l’héritage, l’Eglise, les femmes… Quand elle refuse que Tolstoï renonce à tous ses droits d’auteur, il la juge « cupide et bête ». Elle quitte la maison, désespérée, pense se jeter sous un train à la gare. Heureusement son propre frère y est, par hasard, il aperçoit son « air terrible » et l’apaise.
Tolstoï ne veut pas l’accompagner à Moscou où elle doit inscrire les enfants au lycée, puis se ravise, mais bientôt il s’absente pour distribuer des vivres aux victimes de la famine dans les campagnes. Par voie de presse, il annonce renoncer à tous ses droits sur les œuvres publiées depuis 1881 et futures. Du coup, La Sonate à Kreutzer est à nouveau censurée. Sofia décide d’écrire un pendant à ce récit du point de vue de l’épouse.
Elle reste seule en ville tandis que Tolstoï et ses filles voyagent pour organiser des soupes populaires. La situation des paysans est terrible. Sofia rédige elle-même un appel aux dons et récolte des centaines de milliers de roubles au profit des affamés, étonnée de la confiance envers sa famille qui organise les distributions de vivres. Elle-même accompagnera Tolstoï dans ses tournées pour répondre à cette « misère immense ».
Le régime est de plus en plus critiqué, on accuse Tolstoï d’inciter à la révolution. Lui-même souffre des effets pervers de l’aide qui suscite jalousie, cupidité, tromperies. Une traduction subversive de l’anglais Dillon (« Le peuple se soulèvera ») fait scandale à Moscou. Des rumeurs folles circulent, le tsar attend un démenti de Tolstoï. Sofia le rédige, mais le ministère de l’Intérieur refusant de le laisser publier, elle l’envoie directement à plusieurs journaux. Ils décident ensuite de ne plus réagir à tout cela. L’important, ce sont les réfectoires ouverts, les refuges pour les enfants. Le typhus aggrave encore la situation. Tania, épuisée, tombe malade.
Tolstoï écrit Le royaume de Dieu, les visites des « obscurs » commencent à lui peser. Sa santé, celles de Tania, de Liova déclinent. Iasnaïa Poliana est attribué dans le partage à Sophia et à Vanetchka. A nouveau, elle est en désaccord avec son mari qui ne voit « rien de moral » dans la musique alors qu’elle en retire tant d’apaisement. Elle est préoccupée par Liova au service militaire, par ses filles privées de vie personnelle, par la différence d’âge qui se marque entre son mari et elle.
Tolstoï donne l’impression à tous d’être heureux mais elle le sait insatisfait de tout et irrité par la vie moscovite. Seules ses filles et Liova, qui adhèrent totalement à ses idées, font la joie de leur père. Mais Liova n’est pas bien, va à l’étranger pour se soigner. Tania le ramènera de Paris où il déprimait complètement.
Les élans amoureux de Tolstoï pour sa femme apparaissent en négatif dans son Journal : « mal dormi, mauvaises pensées ». Sofia en est offensée. Elle constate que leur entente charnelle est pourtant propice à ses activités littéraires. Tolstoï rédige alors Maître et serviteur. A la campagne, lui et les filles s’occupent des petits, Sofia accompagne les grands à Moscou. La mort du tsar et le serment à Nicolas II provoquent des remous chez les étudiants.
Quand Tolstoï et Tania vont séjourner chez leurs amis Olsoufiev, c’est au tour de Sofia d’être jalouse. Malgré la passion que lui prodigue son mari de 68 ans à son retour, elle est furieuse de le voir céder les droits exclusifs sur Maître et serviteur à l’éditrice d’une revue coûteuse, va jusqu’à menacer de se supprimer si le récit ne peut figurer dans les œuvres complètes ! Grande scène : Sofia sort en robe de chambre dans la rue en criant, Tolstoï la rattrape, elle tombe malade, l’accuse de nuire à la santé de tous ses proches, refuse de le voir. Tolstoï finit par céder.
A posteriori, Sofia considère cette crise comme un pressentiment du malheur qui va les frapper : la mort de Vanetchka, celui qui ressemblait le plus à son père, en qui celui-ci plaçait tous ses espoirs, un enfant que tous trouvaient exceptionnellement gentil, gai, sensé, généreux, réfléchi, délicat – il n’avait pas encore sept ans. Ses parents souffrent terriblement.
(Fin du "feuilleton" tolstoïen lundi prochain.)
« La vie à la campagne me paraissait bien plus attirante, simple et facile que la vie à Moscou. Je revois une promenade en traineau, au clair de lune, où j’admirais la beauté de la nature en hiver, l’immensité et le silence. J’avais conscience de mon bonheur : bénéficier de loisirs me permettant de faire tout ce que je désirais, et surtout de me consacrer pleinement à l’instruction de mes enfants. »
Sofia Tolstoï, Ma vie